Dans le cadre de la Quinzaine Mahmoud Darwich, venez écoutez un choix de ses poèmes, en bilingue français-arabe, et, comme pour adoucir la profonde mélancolie si chère à cet immense poète palestinien, la lecture sera accompagnée au oud.
Comme d'habitude, entrée libre, prix libre.
Grand merci à Maye, Pierre, Jib et Boris pour ce travail exigeant et vibrant.
Voici le programme de la Quinzaine : https://quinzainemahmouddarwich.blogspot.com/
Et pour finir, un texte de John Berger, asseyez-vous, c'est un peu long.
Un lieu qui pleure
par John Berger
Quelques jours après notre retour de ce qu’on croyait être, jusqu’à récemment, le futur Etat de Palestine, et qui est maintenant la plus grande prison (Gaza) et la plus grande salle d’attente (Cisjordanie) du monde, j’ai fait un rêve.
J’étais seul, debout, dévêtu jusqu’à la taille, dans un désert de grès. Puis la main de quelqu’un ramassait au sol des poignées de terre et me les jetait à la poitrine. Ce geste était empreint de considération et non d’agressivité. Avant de m’atteindre, la terre ou le gravier se transformait en morceaux de tissu déchirés, probablement du coton, qui s’enroulaient telles des bandelettes autour de mon torse. Puis ces lambeaux de tissu se transformaient à nouveau et devenaient des mots, des phrases. Ecrits non par moi, mais par le lieu.
En me remémorant ce rêve, l’expression de « sol écorché » n’a cessé d’aller et venir dans ma tête. Cette expression décrit un lieu ou des lieux où tout, aussi bien au sens matériel qu’immatériel, a été décapé, dérobé, balayé, soufflé, détourné, tout sauf la pauvre terre palpable.
Il existe dans la banlieue ouest de Ramallah une petite colline du nom d’Al-Rabweh, au bout de la rue de Tokyo. Le poète Mahmoud Darwich est enterré près du sommet de la colline. Ce n’est pas un cimetière. (...) C’est dans ce centre que Darwich a lu certains de ses poèmes pour la dernière fois — bien que personne ne supposât alors que ce fût la dernière fois. Que signifie le mot dernier dans des moments de désolation ?
Nous sommes allés visiter la tombe. Il y a une pierre tombale. La terre creusée est encore nue, et des gens endeuillés y ont déposé de petites gerbes de blé vert — comme il le suggère dans l’un de ses poèmes. Il y a aussi des anémones rouges, des morceaux de papier, des photos.
Il voulait être enterré en Galilée, où il était né et où vit encore sa mère, mais les Israéliens l’ont interdit.
Lors de l’enterrement, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées ici, à Al-Rabweh. Sa mère, âgée de 96 ans, s’est adressée à la foule : « Il est votre fils à tous », a-t-elle dit.
Dans quelle arène parlons-nous exactement quand nous évoquons des êtres chers qui viennent de mourir ou de se faire tuer ? Nos paroles nous paraissent résonner dans un moment présent plus présent que ceux que nous vivons normalement. Un moment comparable à celui où nous faisons l’amour, où nous sommes face à un danger imminent, où nous prenons une décision irrévocable, où nous dansons un tango. Ce n’est pas dans l’arène de l’éternel que résonnent nos paroles de deuil, mais ce pourrait être dans un petit appentis de cette arène.
Sur la colline maintenant désertée, j’essayais de me rappeler la voix de Darwich. Il avait la voix calme d’un apiculteur :
Une boîte en pierre où les vivants et les morts se meuvent dans l’argile sèche telles des abeilles captives dans le rayon de miel d’une ruche et chaque fois que le siège se resserre elles désertent les fleurs et font une grève de la faim et demandent à la mer d’indiquer la sortie de secours
Me souvenant de sa voix, je ressentis le besoin de m’asseoir sur la terre palpable, sur l’herbe verte. Ce que je fis.
En arabe, Al-Rabweh signifie « la colline recouverte d’herbe verte ». Ses mots sont retournés d’où ils venaient. Et il n’y a rien d’autre. Un rien que partagent quatre millions de personnes.
La colline suivante, à cinq cents mètres de là, est une décharge. Des corbeaux décrivent des cercles autour. Des enfants fouillent dans les ordures. (...)
Les mois ont passé, chacun avec son lot de mauvais présages et de silence.
Aujourd’hui les désastres se jettent ensemble dans un delta sans nom, qui n’en aura un que lorsque des géographes, qui viendront plus tard, bien plus tard, lui en donneront un. Rien d’autre à faire à l’heure actuelle que d’essayer de marcher sur les eaux amères de ce delta sans nom.
Gaza, la plus grande prison du monde, se transforme en abattoir. (...) Jour et nuit, par air, par mer et sur terre, les Forces de défense israéliennes lancent des bombes au phosphore et des obus, dirigent des armes radioactives GBU-39 et des tirs de mitraillette sur une population civile d’un million et demi de personnes. (...) La peste va bientôt emboîter le pas au massacre : la plupart des logements n’ont ni eau ni électricité, les hôpitaux sont dépourvus de médecins, de médicaments et de générateurs. Un blocus et un siège ont précédé le massacre. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent dans le monde pour protester. Mais les gouvernements des riches, forts de leurs médias internationaux et fiers de leurs armes nucléaires, rassurent Israël : ils fermeront les yeux sur ce que ses Forces de défense sont en train de perpétrer.
« Un lieu qui pleure entre dans notre sommeil, a écrit le poète kurde Bejan Matur, un lieu qui pleure entre dans notre sommeil et n’en part jamais. »
Je suis à Ramallah, il y a quatre mois de cela, dans un parking souterrain désaffecté qui sert d’atelier à un petit groupe de plasticiens palestiniens, parmi lesquels une sculptrice du nom de Randa Mdah. Je regarde une installation qu’elle a conçue et réalisée, intitulée Puppet Theatre.
Il s’agit d’un grand bas-relief de trois mètres sur deux, dressé comme un mur. Sur le sol, trois figures en ronde bosse lui font face.
Le bas-relief, composé d’épaules, de visages et de mains, a été réalisé sur une armature de fil de fer, de polyester, de fibre de verre et d’argile. Ses surfaces sont colorées — verts foncés, bruns et rouges. La profondeur de son relief est à peu près la même que celle d’une des portes en bronze de Lorenzo Ghiberti pour le baptistère de Florence, et le raccourci et les perspectives ont été traités presque avec la même maîtrise. (Je n’aurais jamais deviné que cette artiste était si jeune. Elle a 29 ans.) Le mur du bas-relief est comme la « haie » à laquelle ressemble l’audience dans un théâtre, quand on la voit de la scène.
Sur la scène, face au mur, se dressent trois personnages grandeur nature, deux femmes et un homme. Ils sont faits avec les mêmes matériaux, mais leurs couleurs sont plus pâles.
L’un se trouve à portée de main du public, un autre deux mètres plus loin et le troisième encore deux fois plus loin. Ils portent leurs vêtements de tous les jours, ceux qu’ils ont choisi de mettre ce matin-là.
Leurs corps sont attachés à des cordes qui pendent de trois bâtons horizontaux, qui sont à leur tour suspendus au plafond. Ce sont des marionnettes ; les bâtons sont les tiges au moyen desquelles les marionnettistes absents ou invisibles les actionnent.
La multitude de figures sur le bas-relief regardent toutes ce qu’elles voient en face d’elles et se tordent les mains. Leurs mains sont comme des poules. Impuissantes. Elles se les tordent parce qu’elles ne peuvent pas intervenir. Les figures sont en bas-relief et non en trois dimensions, donc elles ne peuvent pas entrer dans le monde réel, substantiel, ni y intervenir. Elles représentent le silence.
Les trois personnages substantiels, palpitants, attachés aux cordes des marionnettistes invisibles, sont précipités à terre, la tête la première, les pieds en l’air. Encore et encore, jusqu’à ce que leurs têtes éclatent. Leurs mains, leurs torses, leurs visages se convulsent sous l’atrocité de la douleur. Une douleur qui n’a pas de fin. On le voit à leurs pieds. Encore et encore.
Je pourrais marcher entre les spectateurs impuissants du bas-relief et les victimes étalées sur le sol. Mais je ne le fais pas. Il se dégage de cette œuvre une force que je n’ai vue dans aucune autre. Elle s’est approprié le sol sur lequel elle se dresse. Elle a rendu sacré le champ entre les spectateurs frappés d’horreur et les victimes agonisantes. Elle a transformé le sol d’un parking en « sol écorché ».
Cette œuvre prophétisait la bande de Gaza aujourd’hui.
La tombe de Darwich sur la colline d’Al-Rabweh a depuis été clôturée et recouverte d’une pyramide en verre à la suite de décisions prises par l’Autorité palestinienne. Il n’est plus possible de s’asseoir par terre près de lui. Ses mots, cependant, parviennent à nos oreilles, et nous pouvons les répéter, et continuer à le faire.
J’ai du travail à faire sur la géographie des volcans de la désolation aux ruines du temps de Loth à celui de Hiroshima comme si je n’avais encore jamais vécu avec une soif qu’il me reste à connaître peut-être Maintenant s’est-il éloigné et qu’Hier s’est rapproché alors je prends la main de Maintenant pour marcher à la lisière de l’histoire et éviter le temps cyclique avec son chaos de chèvres de montagne comment mon Demain peut-il être sauvé ? par la vitesse du temps électronique ou par la lenteur de ma caravane du désert ? j’ai du travail jusqu’à ma fin comme si je n’allais pas voir demain et j’ai du travail pour aujourd’hui qui n’est pas là alors j’écoute doucement, doucement, le battement de fourmi de mon cœur...
John Berger, le Monde Diplomatique, février 2009
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